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L’addiction aux sondages confidentiels
Candidats, partis, gouvernement… les acteurs politiques multiplient les commandes d’enquêtes d’opinion
Luc Bronner
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C’est la partie secrète des sondages d’opinion. Ceux qui n’ont pas vocation à être rendus publics mais qui nourrissent les candidats à la présidentielle, les partis politiques et le gouvernement en place. Pour des montants élevés : 625 000 euros d’études commandées lors de la dernière élection présidentielle par les différents candidats, dont 325 000 pour le seul Emmanuel Macron. Plus de 16 millions d’euros de sondages confidentiels dépensés entre 2019 et 2022 par les différents services gouvernementaux. Et la perspective d’une boulimie accentuée dans l’avenir : un appel d’offres du gouvernement, en cours jusqu’au 4 avril, ouvre un marché de 21,5 millions d’euros d’études d’opinion pour les quatre prochaines années, en hausse de 54 % par rapport au dernier appel d’offres, en 2019. Ces chiffres pourront ne pas être atteints, précise le service d’information du gouvernement, mais ils pourront aussi être dépassés : l’appel d’offres prévoit un plafond maximal de 50 millions d’euros.
Ces données lèvent une partie du voile sur l’équilibrisme des principaux instituts de sondage, à la fois rémunérés par les équipes de campagne pour les aider à gagner des élections, omniprésents dans les médias pour commenter leurs nombreuses études publiques et en concurrence, enfin, pour emporter les fructueux marchés du gouvernement sur les enquêtes d’opinion. Une bataille de prix, de méthodologie, d’influence, mais aussi de légitimité et de visibilité – celle qui est donnée sur les plateaux de télévision et dans les colonnes de journaux par les 514 enquêtes publiques réalisées pour des médias pendant les campagnes présidentielle et législatives.
Le travail de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques, qui examine en détail les dépenses et les recettes des candidats, permet d’éclairer partiellement l’opacité qui règne sur les sondages confidentiels en période de campagne. Même s’ils ne représentent qu’une petite partie du chiffre d’affaires des sociétés de marketing, les montants en jeu sont significatifs, d’autant que ces dépenses sont remboursées par l’Etat pour les candidats ayant dépassé 5 % des suffrages. Avec 325 000 euros en 2022, sensiblement le même montant qu’en 2017, Emmanuel Macron apparaît comme le plus gros consommateur, devant Valérie Pécresse (101 280 euros), Marine Le Pen (94 320 euros), Yannick Jadot (60 600 euros), Anne Hidalgo (41 400 euros) ou Eric Zemmour (10 800 euros). Une hiérarchie qui montre que la consommation de sondages ne garantit pas la réussite électorale. Jean-Luc Mélenchon, très critique sur ces outils, n’en a pas commandé.
L’examen des comptes d’Emmanuel Macron, chef de l’Etat sortant, est particulièrement éclairant. Deux types d’enquêtes prédominent dans le secret des campagnes électorales, en 2022 comme dans les scrutins précédents. D’abord, des approches quantitatives : plus que les intentions de vote, largement traitées dans les médias, les équipes présidentielles privilégient des demandes ciblées sur des thèmes particuliers. Lesquels ont construit la campagne du président sortant et nourri la première année de son mandat. Sur les priorités et la temporalité des réformes, par exemple (Kantar, 8 160 euros TTC), avec une interrogation sur l’intérêt de « s’attaquer aux réformes difficiles du pays dès le début de son mandat » . Ou bien une liste de douze mesures, testant les hypothèses de report de la retraite à 65 ou 64 ans (peu soutenues, sauf dans les électorats de M. Macron et Mme Pécresse), une augmentation de 20 % du salaire des enseignants ou la création d’un service public de leasing de véhicules électriques (Ipsos, 23 400 euros TTC).
Nuages de mots et cartes de chaleur
La frontière est parfois ténue avec le travail des médias – qui financent en réalité une petite partie des coûts réels de ces sondages. Ipsos a ainsi facturé 6 000 euros (TTC) à l’équipe Macron uneanalyse en quatre infographies sur le devenir des électeurs de Nicolas Sarkozy et François Hollande en 2012, puis de M. Macron en 2017. « Prestation réalisée à partir de la vague 2 de l’enquête électorale menée en ligne auprès de 16 228 personnes » , précise la facture. Or, le sondage initial avait été commandité par le Cevipof, la Fondation Jean Jaurès et Le Monde. Même chose avec une étude, en septembre 2021, pour Le Parisien et Franceinfo : des questions supplémentaires posées pour le candidat Macron (3 000 euros) concernent les retraites, la mise en place d’une aide de 500 euros par mois pour les jeunes sans emploi ainsi que la création de nouvelles centrales nucléaires – décision qui interviendra en février 2022.
L’autre méthodologie choisie est qualitative : les électeurs interrogés sont peu nombreux, mais questionnés de façon plus approfondie ou plus longue. Ce type d’enquêtes, jamais rendues publiques, sert à construire les « éléments de langage » , à tester secrètement des annonces ou à travailler l’image d’un candidat. Les équipes Macron ont, par exemple, demandé des bilans sur les débats télévisés, ce qui est assez courant. Harris Interactive a ainsi mis en place un « salon télévisé virtuel » pour une émission sur TF1, le 14 mars 2022, afin de rendre compte de la perception d’électeurs choisis à l’avance. Coût : 19 800 euros. « Une prestation d’Emmanuel Macron jugée largement “au-dessus” de celle de ses concurrents » , avait commenté l’institut.
Autre exemple, Ipsos a proposé une « communauté de citoyens » (76 200 euros) au parti du chef de l’Etat pour faire parler quelques dizaines de Français sur des thèmes choisis sur une longue période. Une série de notes, entre février et avril 2022, rendent compte de leurs avis sur le clivage droite-gauche, le pouvoir d’achat, la guerre en Ukraine, etc. L’IFOP, de son côté, a travaillé pour le président sortant sur le suivi des « électeurs acquis et indécis de Valérie Pécresse » (3 600 euros TTC) ou sur « les ressorts de la préférence pour Emmanuel Macron et pour Marine Le Pen » (4 800 euros TTC), juste avant le second tour.
Visiblement fascinée par les outils technologiques de compréhension de la société, l’équipe Macron a également fait appel aux logiciels de Dassault Systèmes pour traiter, grâce à de l’intelligence artificielle, des verbatim recueillis par ses militants pendant la campagne. Là aussi, l’opération était coûteuse : 24 000 euros TTC. « Les répondants trouvent que le gouvernement n’est pas allé assez loin dans la transition écologique, la réforme des retraites, la sécurité » , croit pouvoir dire, alors, Dassault Systèmes dans un PowerPoint de présentation rempli de nuages de mots et de heatmaps (« cartes de chaleur ») difficilement compréhensibles.
Une entreprise moins connue, QualiQuanti, dont le slogan est, en anglais, « creative intelligence » (« intelligence créative ») et qui se présente comme « pionnier sur des thèmes comme le brand content, la brand culture, le product content », a travaillé sur les inquiétudes des retraités et les a interrogés sur l’image renvoyée par le chef de l’Etat. Il en ressort, selon l’analyse, assez flatteuse, de cette société marketing, une image de candidat « jeune », « énergique », « expérimenté », « compétent », quoique « arrogant ».
« Les retraités associent Emmanuel Macron à des personnes charismatiques et aventurières, tels James Bond, Jean-Paul Belmondo, Jean Dujardin ou Louis XIV » , écrit QualiQuanti dans une synthèse qui n’a pas très bien vieilli. Cette étude a été payée 33 000 euros (TTC) par l’équipe Macron. « Un prix particulièrement modique » , se défend Daniel Bô, le PDG de l’entreprise, en insistant sur le coût du dispositif pour faire s’exprimer des électeurs. Les conclusions ? « Mieux lutter contre les incivilités et l’insécurité » , « créer les conditions d’une société plus unie » , « faire face aux défis de demain » , etc.
La frontière entre l’analyse publique et le conseil privé est, de fait, assez mince. Une partie des instituts et leurs représentants apparaissent sur les plateaux de télévision et dans les colonnes de journaux tout en étant rémunérés, en parallèle, pour donner des conseils aux candidats. Ce qui ressort des notes méthodologiques envoyées au moment de signer les contrats avec les équipes politiques : « Il s’agira dans ce contexte d’identifier les leviers permettant de lancer des dynamiques et de générer davantage de désir autour de sa personne et de ses arguments » , explique ainsi Ipsos en décembre 2021 dans son devis sur la perception de la campagne de M. Macron (32 600 euros HT). L’institut ajoute que l’enquête permettra d’ « investiguer un certain nombre d’idées-forces, de ferments de mobilisation – notamment de son socle électoral – lui permettant de faire la différence en termes de programme/mesures » . Avec cet objectif complémentaire : « renforcer » le « capital d’empathie » du candidat.
Autre exemple avec le « salon télévisé virtuel » d’Harris Interactive (36 000 euros), mis en place, cette fois-ci, pour le débat de l’entre-deux-tours entre M. Macron et Mme Le Pen. L’entreprise marketing livre explicitement ses conseils à l’équipe du candidat, comme autant de lignes directrices « pour les dernières heures » de la campagne : « Exploiter la question de l’interdiction du port du voile dans l’espace public pour réactiver le réflexe du front républicain à gauche » , « appuyer la maîtrise des dossiers par le chef de l’Etat » , « ne pas sous-estimer la défiance vis-à-vis du candidat sur la question environnementale » , etc.
« Il y a toujours eu plusieurs piliers dans les activités des instituts, la dimension de spin doctor en fait partie » , reconnaît le haut cadre d’un institut. Brice Teinturier, directeur général délégué d’Ipsos, réfute tout risque de conflit d’intérêts : « Nous n’avons jamais une exclusivité pour un seul client. Nous travaillons avec des candidats différents, avec des règles strictes de confidentialité. » De fait, la plupart des instituts assurent travailler avec des candidats différents – sauf Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon –, tout en arguant de la confidentialité.
« Analyse des frictions existantes »
Le gouvernement est, dans le même temps, un client important pour les départements « opinion publique » des instituts. Notamment via le service d’information du gouvernement, rattaché à Matignon, qui centralise les marchés publics sur ces sujets. Parmi les principaux instituts vainqueurs des appels d’offres ces dernières années, Ipsos et IFOP font la course en tête des marchés attribués devant BVA, Kantar, Harris Interactive ou OpinionWay. Les études couvrent des sujets d’actualité extrêmement variés, comme l’avait montré, en mars 2022, une enquête du Monde sur trois cents sondages payés par le gouvernement et obtenus – difficilement – via la Commission d’accès aux documents administratifs.
Le marché des sondages achetés par les pouvoirs publics va continuer d’être florissant. Dans l’appel d’offres pour les quatre prochaines années – qui représente 21,5 millions d’euros de commandes estimées pour les instituts, contre 13,92 millions d’euros lors de la période précédente –, la liste des commandes envisagées est longue. Des « questions d’actualité » par exemple (2,4 millions d’euros), soit quinze à vingt questions par semaine, auprès de mille à deux mille panélistes. Des « études quantitatives en ligne auprès du grand public » , sur des échantillons de mille personnes, pour couvrir « des sujets d’actualité, de société » et évaluer « l’action et la communication des pouvoirs publics » (5,4 millions d’euros). Des approches par groupes. Ou encore des « communautés en ligne » .
Parmi le flot des enquêtes envisagées, 400 000 euros sont prévus pour des études utilisant les sciences comportementales, connues en anglais sous le terme de « nudge », une approche à la frontière des recherches en psychologie cognitive, neurosciences et économie comportementale, censées aider le gouvernement à « accompagner le changement » . L’objectif, explique le SIG dans sa terminologie inimitable, est de « renforcer la bascule vers les changements de comportement dans un but d’intérêt général » . Parmi les chantiers demandés aux instituts marketing en matière de sciences comportementales, figure l’ « analyse des frictions existantes » dans la société « pour définir un cadre d’inspiration pertinent » . Une démarche à des années-lumière des corps intermédiaires, élus, associations ou syndicats, pourtant bien placés pour connaître les frictions dans la société, surtout dans le contexte actuel.